Mort de Jacques Delors et de Wolfgang Schauble : 40 ans d’histoire politique

Plutôt que vous proposer un récapitulatif sur les grands évènements de l'année 2023, le Coach T; a décidé de vous parler de la mort de deux vieux messieurs, qui ont eu un impact majeur sur la construction européenne de ces 40 dernières années

Il est de coutume en fin d’année de récapituler les évènements marquants de l’année écoulée. Et il y aurait eu de quoi dire : l’aggravation de la logique autoritaire des deux quinquennats Macron est maintenant largement soutenue par l’omniprésence de la pensée d’extrême-droite dans les discours des médias français dominants. Et comme une mauvaise série télé dont on voit clairement la suite du déroulé, tant les ficelles sont grosses, on voit se confirmer ce qui m’est très vite venu à l’esprit lors de l’arrivée au pouvoir de Macron en 2017 :

L’alternance étant une nécessité vitale dans une société vraiment démocratique, l’implosion du monde politique Français traditionnel en 2017 risquait de nous mener, malgré la posture Macronienne de « barrière à l’extrême-droite », à l’arrivée inéluctable au pouvoir de M. Le Pen. Les dérives que je viens de mentionner ne font que rendre cette alternance non seulement inévitable, mais cohérente puisque peu à peu, les supposés adversaires se rapprochent au niveau des valeurs qu’ils expriment.

J’aurais pu aussi évoquer conséquences de l’attaque terroriste du Hamas en Israël le 07 octobre dernier.

Conséquences franco-françaises, avec un moment presque inédit dans l’histoire de la 5e République de quasi interdiction de tout débat politique à ce sujet : dans une quasi-unanimité qui touche à une forme de folie collective, il a été décrété par les mêmes médias dominants en France que tenir un discours qui n’était pas autre chose qu’un soutien total et sans nuance à Israël était la marque d’une posture antisémite. C’est ainsi que même un Dominique de Villepin a fait l’objet de ce type d’accusations.

https://www.charentelibre.fr/editorial/villepin-l-antisemite-qui-ne-le-savait-pas-le-point-de-vue-de-cl-17626236.php

Conséquences concrètes à Gaza, où de nombreux juristes, de nombreuses organisations internationales, posent la question dans le débat public du caractère génocidaire de l’intervention de l’armée Israélienne à Gaza.

https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9nocide_palestinien

Mais je vais partir sur une tout autre piste : nous allons évoquer la mort de deux vieux messieurs, un Français et un Allemand. Deux personnages politiques emblématiques chacun dans son pays des 35 années qui viennent de s’écouler.

Jacques Delors (1925-2023)

Le premier est Jacques Delors. Et je ne vais pas m’arrêter longtemps sur lui. Il fit partie de l’équipe qui entourait Mitterrand lors de son arrivée au pouvoir en 1981. En gros, l’entourage de Mitterrand se composait de deux groupes d’influence :

La première gauche, la vieille garde, avec Pierre Mauroy, J.P. Chevènement notamment. Ils étaient partisans d’une politique économique fondée sur les nationalisations, les politiques de relance, et l’optique d’une sortie du capitalisme

La deuxième gauche, avec entre autres Michel Rocard (que Mitterrand ne pouvait pas sacquer) et Jacques Delors. Ce sont eux qui vont imposer l’abandon en 1983 de la logique économique de la première gauche, au profit d’une politique de rigueur qui réussira à maîtriser l’inflation galopante de l’époque.

On pouvait caractériser la 2e gauche à partir de deux idées-clé :

1/ L’abandon de la perspective de sortie du capitalisme, au profit de son adaptation vers un modèle de société plus égalitaire : en gros, la social-démocratie telle qu’elle existait déjà dans de nombreux pays d’Europe de l’ouest (RFA, Italie, Royaume-Uni)

2/ La construction d’un modèle social fondé sur l’auto-gestion : confier aux salariés la gestion des entreprises, dans une logique démocratique qui, sauf exception (les coopératives) n’existe pas dans le monde de l’entreprise.

Le potentiel « révolutionnaire » de ce 2e axe était réel. C’est bien pour ça qu’il fut immédiatement et définitivement mis à la poubelle.

De la 2e gauche ne restait que l’adaptation au capitalisme : c’est ce à quoi Jacques Delors va s’employer durant toute la suite de sa carrière politique, essentiellement au niveau Européen.

Pour faire simple, on pourrait dire que dans les années 80, deux courants s’affrontaient dans l’Union Européenne : les partisans d’une UE fondée sur la logique libérale des marchés et de la concurrence (Les Anglais, avec le soutien pragmatique des Allemands) et les partisans d’une Europe plus intégrée politiquement (disséminés dans un peu tous les pays de l’UE de l’époque). On peut déjà noter que le 3e courant autrefois puissant, les partisans d’une « Europe des nations », chère au Général De Gaulle, n’étaient quasiment plus dans la discussion…

Jacques Delors faisait plutôt partie du 2e courant, les Fédéralistes. Il se vit confier le grand projet du « Marché Unique », qui allait permettre le passage de la Communauté Economique Européenne à l’Union Européenne. Il accepta ce challenge avec l’idée qu’il allait contribuer à construire d’abord l’Europe de l’intégration économique, avant de passer à la construction de l’Europe sociale.

Pour la première partie, ce fut un grand succès. Les libéraux l’applaudirent à deux mains. Pour la deuxième partie, en revanche…. On n’en a jamais vu la couleur. Le grand rêve fédéraliste est aussi resté lettre morte, notamment en raison de l’accélération de l’ouverture de l’U.E. aux pays d’Europe de l’Est en 2004.

Jacques Delors fut en quelques sortes l’idiot utile de l’Europe des Néo-libéraux, celle qui reproduisit à l’intérieur de ses frontières tous les mécanismes de la révolution néo-libérale des années 80-90 : révolution des marchés financiers, baisse des impôts et taxe, montée en puissance des Firme Multi Nationales, délocalisations en direction de l’Europe de l’Est…. avec comme conséquence la montée en puissance généralisée des extrême-droites dans toute l’Union Européenne.

https://www.mediapart.fr/journal/politique/271223/jacques-delors-le-pere-de-l-europe-par-le-marche-est-mort?utm_source=quotidienne-20231227-213503&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20231227-213503%20&M_BT=4822330649193

https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/deces-de-jacques-delors-le-batisseur-de-l-europe-qui-n-a-pas-voulu-etre-president-de-la-france-986678.html

Wolfgang Schauble (1942-2023)

W.S. est un vieux routier de la vie politique Allemande. Pour simplifier, nous pouvons le présenter comme le ministre des finances d’Angela Merkel durant une bonne partie (2009-2017) des nombreuses années passées par la chancelière au pouvoir en Allemagne.

Pourquoi s’intéresser, de chez nous, à un obscur homme politique Allemand ?

L’homme de la rigueur

Parce qu’il symbolise toute l’identité Allemande en matière de politique économique. Une identité fondée sur la hantise de l’inflation et des déficits, sur la volonté d’exprimer la puissance économique de l’Allemagne par des comptes publics équilibrés, une inflation très faible, et une monnaie forte.

C’est ainsi que W.S. fera partie des « durs » dans les négociations/discussions/réflexions dans l’UE sur la meilleure manière de traiter « le cas Grec » à partir de 2010. C’est lui qui imposera les plans d’austérité dévastateurs à la Grèce. Son mépris total pour ces pays (d’Europe du Sud) incapable de gérer leurs budgets sera assez représentatif et annonciateur des dérives xénophobes, voire racistes, qui vont se multiplier en Allemagne à l’encontre des Européens du Sud et des Grecs en particulier. Il refusera par exemple de serrer la main de Y. Varoufakis, l’économiste Grec qui était ministre des finances de Tsípras, lors des négociations à Bruxelles.

C’est aussi lui qui imposera la politique d’austérité à l’ensemble des pays de la zone euro à partir de 2011. Il fit bien sûr de même en Allemagne, où il réussit à présenter en 2014 un budget de l’Etat équilibré pour la première fois depuis 1969.

Aux origines de cette obsession

Avant d’indiquer quelques furent les conséquences de cette philosophie rigoriste, interrogeons-nous sur les origines de cette obsession pour l’équilibre budgétaire. Ce qui se cache derrière cette obsession, c’est la hantise de l’endettement.

Mon alter-ego Prof Patrick va, courant janvier puis février, réaliser deux chroniques radio sur l’anthropologue David Graeber. Il se trouve que ce chercheur a fait un immense travail sur la Dette et la monnaie, dans son ouvrage « Dette, 5 000  ans d’histoire », publié en 2011.

Je vais donc m’inspirer de D. Graeber pour essayer de mettre du sens dans les obsessions de W. Schauble :

« Il faut toujours payer ses dettes » ; cette phrase semble être inscrite au plus profond de nous. Pourtant, l’histoire montre que la dette fut le plus souvent le résultat de relations fondées sur la violence et la domination ; avoir réussi à inscrire ce mantra (il faut toujours payer ses dettes) fut donc une excellente façon de renverser la morale et de faire passer les endettés victimes de cette violence comme le camp immoral.  

De nombreuses civilisations ont considéré que tout être humain naissait avec une sorte de Dette Primordiale : celle que doit l’être vivant à la société qui protège son existence individuelle. Et dans nos sociétés modernes, c’est l’Etat Nation qui incarne cette notion et sa prise en charge.

Comment peut-on alors se libérer de sa dette ? Dans les sociétés traditionnelles, c’était en devenant un ancêtre, ou un sage, ou en agissant avec humanité.

Dans les sociétés traditionnelles, les interactions humaines étaient d’abord inscrites dans la ce que David Graeber appelle la « logique du communisme originel ». Une logique de l’entraide et de la solidarité, basée sur le principe suivant : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », sur l’idée qu’il est inutile de tenir des comptes, parce que ce que j’accomplis pour aider mon voisin, mon ami, il en fera de même à un autre moment, dans une situation identique.

Mais cette logique a peu à peu reculé au profit de la logique de l’échange, qui est fondé sur le calcul. Tout échange fondé sur le calcul est, lui, fondamentalement déséquilibré : dans les sociétés originelles, on s’échangeait des faveurs, dans une logique d’égalité. Dans les sociétés de marché, on s’échange des dettes. Une dette crée une situation d’inégalité qui perdure tant que dure l’endettement.

Quand nous avons, dans notre société capitaliste, largement penché de ce côté de la balance (des relations fondées sur le calcul), nous avons réduit les interactions humaines à l’échange. Dès lors, les rapports humains ne peuvent prendre qu’une seule forme, celle de la dette.

Et c’est ça qui est insupportable à Wolfgang Schauble.

Et à l’Allemagne en général, puisque W.S. est une sorte de représentant symbolique de cet élément fondamental de l’identité Allemande. Marqué par l’influence d’un protestantisme rigoriste, structuré par la philosophie politique de l’ordo-libéralisme, Wolfgang Schäuble est le produit de cette bourgeoisie cultivée allemande qui a été traumatisée par l’hyperinflation des années 1920 et qui en a fait la cause directe de la montée et de la victoire du nazisme ; la dette publique y est perçue comme un mal, source de déstabilisation et de chaos.

D’où cette vision moraliste impitoyable des personnes ou des pays endettés. D’où sa carrière fondée sur une obsession : imposer en Allemagne et dans l’UE des politiques de rigueur, pour étouffer le danger mortel à ses yeux de l’endettement.

https://journals.openedition.org/regulation/11412

Les conséquences de cette philosophie

Concernant la Grèce : les politiques d’austérité imposées par la Troïka (UE/FMI/Commission Européenne) dans le droit fil de la philosophie de Schauble sont un fiasco total : « Le PIB reste près d’un quart en dessous de son niveau de 2008 et dépend d’un secteur touristique socialement et écologiquement destructeur ; les inégalités ont explosé et les services publics sont dans un état désastreux, comme l’a montré le terrible accident de train à Tempi qui a fait cinquante-sept victimes en février 2023 ou la gestion des incendies de forêts en 2022. »

Concernant l’UE : On peut maintenant identifier clairement la période 2011-2015 d’austérité généralisée comme celle du décrochage définitif de l’UE par rapport aux Etats-Unis. Bien sûr, ce décrochage avait commencé dès les années 90, quand l’UE préparait l’avènement de l’Euro sur ces mêmes principes de rigueur budgétaire. Les taux de croissance annuels des Etats-Unis d’un coté et de l’U.E. de l’autre, n’ont cessé de diverger (au profit des Etats-Unis, ça va sans dire). Le redémarrage Etats-Unien de la période post- 2009 a été le point final de ce décrochage aujourd’hui probablement irrémédiable.

Concernant l’Allemagne : derrière les « exploits » budgétaires de Schauble, c’est le patronat Allemand qui tirera la sonnette d’alarme dans les années 2010-2020 en exhortant les gouvernements Allemands à relancer l’investissement public dans des infrastructures nationales parfois très délabrées.

20 ans plus tôt, W. Schauble avait également été au centre de la décision, le 1er juillet 1990, d’organiser la réunification avec l’Allemagne de l’Est en choisissant un taux de conversion extrêmement élevé de l’Ostmark, la monnaie est-allemande avec le puissant Deutsche Mark. Sur le court terme, ce fut un moyen très efficace d’obtenir l’adhésion des citoyens est-allemands à la réunification. Mais sur le long terme, cela a conduit l’ex-RDA vers un véritable désastre économique. Son outil industriel se retrouvait handicapé par une monnaie bien trop forte, il fut liquidé en quelques années et les habitants de l’ex-R.D.A durent massivement s’exiler vers la partie ouest-Allemande.

Trente-cinq ans plus tard, les « nouveaux Länder » ne sont pas encore entièrement remis de ce choc que l’austérité au niveau fédéral n’a pas contribué à adoucir. Et c’est ainsi que l’Allemagne a retrouvé une extrême-droite (l’AFD) puissante au niveau national, et d’abord dans ces régions de l’est.

https://www.mediapart.fr/journal/international/271223/wolfgang-schaeuble-le-pere-de-l-europe-de-l-austerite-est-mort?utm_source=quotidienne-20231227-213503&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20231227-213503%20&M_BT=4822330649193

Conclusion

W. Schauble disparait au moment où tout le modèle économique Allemand, fondé sur une industrie puissante tirée par la croissance chinoise vacille et se lézarde. La croissance Chinoise n’est plus ce qu’elle était. L’industrie Chinoise peut de plus en plus fournir des produits et des services de même qualité que les Allemands. L’Allemagne doit affronter le coût de la transition écologique en faisant le deuil de l’outil majeur qu’était le gaz Russe à bas prix. Les gouvernements Allemands inventent des tours de passe-passe pour faire croire au maintien de la sacro-sainte rigueur budgétaire…

L’après Schauble est en cours d’écriture en Allemagne.

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